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Fransk originaltekst
til artikkel om boken
Mester Antifers fantastiske eventyr /
Mirifiques Aventures de Maître Antifer

(
Paris, 1894)

utdrag fra kap. 13(siste del)
og kapittel 14 hvor det står om Norge og Svalbard
og byene Bergen, Trondheim, Tromsø, Hammerfest.



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Eh bien… cherche où est situé l’îlot numéro trois?»

Juhel alla prendre l’atlas, l’ouvrit à la carte des mers septentrionales, releva exactement au compas le point d’intersection du parallèle et du méridien indiqués, et répondit:

«Spitzberg, extrémité sud de la grande île.»

Le Spitzberg?… Comment… c’était dans les parages de cette terre hyperboréenne que Kamylk-Pacha avait été choisir l’îlot où gisaient ses diamants, ses pierres précieuses, son or… si c’était le dernier…

«En route, s’écria maître Antifer, et dès aujourd’hui, si nous trouvons un navire en partance!

– Mon oncle… s’écria Juhel.

– Il ne faut pas donner à ce misérable Saouk le temps de nous devancer!…

– Tu as raison, mon ami, dit le gabarier.

– En route!» répéta impérieusement Pierre-Servan-Malo.

Puis il ajouta:

«Qu’on prévienne cet imbécile de notaire, puisque Kamylk-Pacha a voulu qu’il fût présent à la découverte du trésor!»

Il n’y avait qu’à s’incliner devant la volonté de maître Antifer, appuyée de la volonté du banquier Zambuco.

«Encore est-il heureux, dit le jeune capitaine, que ce farceur de pacha ne nous envoie pas aux antipodes!»

 

 

 

Chapitre XIV

Dans lequel maître Antifer recueille un nouveau document
signé du monogramme de Kamylk-Pacha

 

Maître Antifer et ses quatre compagnons, – Ben-Omar compris, n’avaient plus qu’à se rendre à Bergen, l’un des principaux ports de la Norvège occidentale…

Résolution aussitôt prise, aussitôt mise à exécution. Étant donné que Nazim, autrement dit Saouk, avait une avance de quatre à cinq jours, il ne fallait pas perdre une heure. La boule de midi n’était pas tombée à l’Observatoire d’Édimbourg que le tramway déposait nos cinq personnages à Leith, où ils espéraient trouver un steamer en partance, Bergen étant la première étape tout indiquée d’un itinéraire qui devait aboutir au Spitzberg.

La distance d’Édimbourg à ce port n’est que de quatre cents milles environ. De ce point, il serait facile de gagner rapidement le port le plus septentrional de la Norvège, Hammerfest, en prenant passage sur le steamer qui, pendant la belle saison, fait un service de touristes jusqu’au cap Nord.

De Bergen à Hammerfest, on ne compte guère plus de huit cents milles, et à peu près six cents d’Hammerfest à l’extrémité méridionale du Spitzberg, indiquée par le relèvement gravé sur l’épaule du révérend Tyrcomel. Pour franchir cette dernière étape, il serait nécessaire d’affréter un bateau en état de tenir la mer. Mais on était à une époque de l’année où les mauvais temps ne désolent pas encore les parages de l’océan Arctique.

Restait la question d’argent. Ce troisième voyage de recherches serait certainement très coûteux, surtout dans le parcours compris entre Hammerfest et le Spitzberg, puisqu’il faudrait noliser un bâtiment. La bourse de Gildas Trégomain commençait à s’épuiser, après tant de frais depuis le départ de Saint-Malo. Très heureusement, la signature du banquier valait de l’or. Il y a de ces gens particulièrement favorisés de la fortune, qui peuvent plonger leurs mains dans n’importe quelles caisses de l’Europe. Zambuco était de ceux-là. Il mit son crédit à la disposition de son cohéritier. Les deux beaux-frères compteraient ensuite. Le trésor, et à défaut du trésor, le diamant de l’un n’était-il pas là pour lui permettre de rembourser à l’autre ce qu’il aurait avancé?

Donc, avant de quitter Édimbourg, le banquier avait fait une visite très fructueuse à la Banque d’Écossé, où il trouva un excellent accueil. Ainsi lestés, nos voyageurs pouvaient aller au bout du monde, et qui sait s’ils n’y allaient point, du train dont marchaient les choses!

A Leith, situé à un mille et demi sur le golfe du Forth, il y a toujours nombre de bâtiments. S’en rencontrerait-il un qui fût en partance pour la côte norvégienne?

Il y en avait un. Cette fois, la bonne chance semblait favoriser Pierre-Servan-Malo.

Si ledit bâtiment ne partait pas le jour même, il devait appareiller le surlendemain. C’était un simple navire de commerce, le steamer Viken, qui voulut bien prendre des passagers pour Bergen moyennant un bon prix. De là, nécessité d’attendre trente-six heures, pendant lesquelles l’oncle de Juhel rongea son frein à le briser entre ses dents. Il ne permit même pas à Gildas Trégomain et à Juhel d’aller flâner à Édimbourg, ce dont fut fort marri notre gabarier, bien que mis en appétit par les millions du pacha.

Enfin, le matin du 7 juillet, le Viken démarra du bassin des docks, emportant maître Antifer et ses compagnons, dont l’un succomba au premier coup de roulis, – on devine lequel, – dès que le bâtiment eut doublé le «pier», qui se projette d’un mille sur le golfe.

Bref, deux jours après, la traversée n’ayant point été mauvaise, le steamer eut connaissance des hautes terres de Norvège, et, vers trois heures du soir, il entra dans le port de Bergen.

Il va de soi qu’avant de quitter Édimbourg, Juhel avait fait l’acquisition d’un sextant, d’un chronomètre, d’une Connaissance des Temps, destinés à remplacer les livres et instruments perdus lors du naufrage du Portalègre dans les parages de Ma-Yumba.

Évidemment, si l’on avait pu affréter à Leith un navire pour le Spitzberg, cela eût fait gagner du temps; mais l’occasion ne s’était pas présentée.

Du reste, la patience de maître Antifer, plus que jamais obsédé par l’image de Saouk, ne fut pas mise à une trop rude épreuve en ce port. Le paquebot qui fait le service du cap Nord était attendu pour le surlendemain. Toutefois, ces trente-six heures lui parurent ultra-longues, ainsi qu’au banquier Zambuco. Ni l’un ni l’autre ne consentirent à quitter leur chambre de l’Hôtel de Scandinavie. D’ailleurs, il pleuvait, car, paraît-il, la pluie tombe trois jours sur trois à Bergen, qui occupe le fond d’une sorte de large cuvette, formée par les montagnes environnantes. Les Bergennois y sont faits.

Cela n’empêcha point le gabarier et Juhel d’employer leurs loisirs à parcourir la ville. Maître Antifer, entièrement guéri de sa fièvre, ne leur avait pas imposé de demeurer près de lui. A quoi bon? Pour ce concert de malédictions dont ils chargeraient ce misérable Saouk, qui les précédait sur le chemin du trésor, les deux colégataires se suffisaient…

Nous conviendrons que de n’avoir pu visiter la superbe Édimbourg, cela ne saurait être compensé par une promenade à travers les rues de Bergen, qui fut l’une des villes importantes de la Ligue Hanséatique. Ce n’est pas plus intéressant que ne l’est un immense marché aux poissons. Il est vrai, jamais Gildas Trégomain n’avait contemplé tant de barils de harengs, un tel déballage de ces morues pêchées aux îles Loffoden, un pareil stock de ces saumons, dont la consommation est si considérable en Norvège. Aussi quelle odeur caractéristique, non seulement aux environs du quai, accosté de quelques centaines de chaloupes, non seulement au voisinage de ces hautes maisons revêtues d’un robbage blanchâtre, où s’opère la répugnante manipulation poissonnière, mais dans les magasins riches de bijoux anciens, de tapisseries antiques, de fourrures d’ours blancs et d’ours noirs, même jusqu’à l’intérieur du Musée, jusqu’aux villas éparses sur les deux bras du fiord, qu’une étroite langue de terre sépare d’un grand lac d’eau douce, bordé de pittoresques maisons de campagne!

Bref, Gildas Trégomain et Juhel avaient suffisamment arpenté la ville et ses environs, lorsque, dès les premières heures du 11 juillet, le paquebot vint faire escale à Bergen. A dix heures, il en repartit avec sa cargaison de touristes, désireux de contempler le soleil de minuit sur l’horizon du cap Nord.

Voilà un phénomène qui laisserait indifférent maître Antifer, et aussi le banquier Zambuco, et aussi le notaire Ben-Omar, étendu comme une morue vidée sur le cadre de sa cabine!

 

Une charmante traversée, cependant, que faisait là le Viken en longeant la côte norvégienne, ses fiords profonds, ses glaciers étincelants dont quelques-uns descendent jusqu’au niveau de la mer, ses montagnes d’arrière-plan aux cimes perdues dans le flottement des vapeurs hyperboréennes.

Ce qui enrageait le plus maître Antifer, c’était les arrêts du paquebot, combinés de façon à satisfaire la curiosité des touristes; c’était les escales aux endroits recommandés par les itinéraires. La pensée que Saouk devait avoir sur lui une avance de plusieurs jours, l’entretenait dans un état d’irritation très désagréable pour ceux qui l’approchaient. Les remontrances de Gildas Trégomain et de Juhel étaient inefficaces, et si le Malouin finit par mettre un terme à ses objurgations, c’est que le capitaine du paquebot le menaça d’un débarquement immédiat, en cas qu’il persisterait à troubler la tranquillité du bord.

Donc, malgré lui, maître Antifer dut relâcher à Drontheim, la vieille cité de Saint-Olaf, moins considérable que Bergen, mais plus intéressante peut-être.

On ne s’étonnera pas que maître Antifer et Zambuco eussent refusé de débarquer. Quant à Gildas Trégomain et Juhel, ils profitèrent de leurs loisirs pour explorer la ville.

A Drontheim, si les yeux des touristes ont lieu d’être satisfaits dans une certaine mesure, il n’en est pas ainsi de leurs pieds. C’est à croire que les rues ont été pavées en tessons de bouteilles, tant elles sont hérissées de pierres pointues.

«Les cordonniers doivent faire vite fortune en ce pays,» observa très judicieusement le gabarier, qui s’essayait en vain à ne point compromettre ses semelles.

Les deux amis ne trouvèrent un sol acceptable que sous les voûtes de la cathédrale, où les souverains, dès qu’ils ont été couronnés rois de Suède à Stockholm, viennent se faire couronner rois de Norvège à Drontheim. Juhel remarqua que si ce monument, d’architecture romano-gothique, nécessitait de sérieuses réparations, il n’en a pas moins une réelle valeur historique.

Après avoir visité consciencieusement la cathédrale, puis le vaste cimetière qui l’entoure, après avoir suivi les rives de cette large Nid, dont les eaux, accrues ou décrues par le flot et le jusant, arrosent la ville entre les longues estacades de bois qui servent de quais, après avoir, comme de juste, respiré les émanations ultra-salines du marché aux poissons, que Drontheim pourrait sans dommage changer contre celui de Bergen, après avoir traversé le marché aux légumes, presque uniquement approvisionné par les envois de l’Angleterre, enfin après s’être aventurés de l’autre côté de la Nid jusqu’au faubourg que domine une vieille citadelle, Gildas Trégomain et Juhel revinrent à bord, exténués. Une lettre adressée à Énogate, et qui contenait un aimable post-scriptum de la grosse main et de la grosse écriture du gabarier, fut mise le soir même à la poste pour Saint-Malo.

Le lendemain, au jour naissant, le Viken démarra, emportant quelques nouveaux passagers, et il reprit sa route vers les hautes latitudes. Toujours des arrêts, toujours des escales, dont pestait maître Antifer! Au passage du cercle arctique, figuré par un fil tendu sur le pont du paquebot, il refusa de sauter par-dessus, tandis que Gildas Trégomain se conforma de bonne grâce à cette tradition. Enfin, en gagnant vers le nord, le steamer évita le fameux Maëlstrom, dont les eaux mugissantes tournoient dans un remous gigantesque. Puis, ce furent les îles Loffoden, cet archipel si fréquenté des pêcheurs norvégiens, qui apparut à l’ouest, et le 17, le Viken vint jeter l’ancre dans le port de Tromsö.

Dire que pendant cette traversée, il avait plu seize heures sur vingt-quatre, ce ne serait juste que pour les chiffres. Mais le verbe «pleuvoir» est insuffisant à donner l’idée de pareils déluges. Dans tous les cas, ces cataractes n’étaient point pour déplaire à nos voyageurs. Cela prouvait que la température se tenait à un degré relativement élevé. Or, ce qu’il y avait de plus à craindre pour des gens qui cherchaient à gagner le soixantième-dix-septième parallèle, c’était la survenance des froids arctiques, qui auraient pu rendre très difficiles, et même impossibles les approches du Spitzberg. A cette époque de l’année, en juillet, il est déjà tard pour commencer une navigation en ces hauts parages. La mer peut se solidifier soudain sous l’influence d’une saute de vent. Et, pour peu que maître Antifer fût retenu à Hammerfest jusqu’au moment où les premières glaces dérivent vers le sud, ne serait-il pas imprudent de les affronter sur une chaloupe de pêche?

Aussi était-ce là une des préoccupations, et l’une des plus sérieuses craintes de Juhel.

«Et si la mer se prenait d’un coup?… lui demanda un jour Gildas Trégomain.

– Si la mer se prenait, mon oncle serait homme à hiverner au cap Nord pour attendre la saison prochaine!

– Eh! mon garçon, on ne peut pourtant pas abandonner des millions!…» répliqua le gabarier.

Décidément, il n’en démordait plus, l’ancien marinier de la Rance! Que voulez-vous! Les diamants de la baie Ma-Yumba ne lui sortaient plus de la tête!

Et pourtant, après avoir cuit sous le soleil du Loango, venir geler dans les glaciers de la Norvège septentrionale!… Satané pacha du diable!… Pourquoi s’était-il avisé d’enfouir son trésor en des régions invraisemblables!

Le Viken ne relâcha que quelques heures à Tromsö, où les passagers purent pour la première fois se mettre en contact avec les indigènes de la Laponie. Puis, le matin du 21 juillet, il donna dans l’étroit fiord d’Hammerfest.

Là débarquèrent enfin maître Antifer et le banquier Zambuco, Gildas Trégomain et Juhel, et aussi Ben-Omar, encaqué comme poisson sec. Le lendemain, le Viken allait emporter les touristes jusqu’au cap Nord, la pointe la plus avancée de la Norvège septentrionale. Mais il se souciait bien du cap Nord, Pierre-Servan-Malo! Ce n’est pas ce caillou géographiquement célèbre, qui pouvait rivaliser dans son esprit avec l’îlot numéro trois de la région spitzbergienne!

Comme il convient, on trouve un Nord Polen Hotel à Hammerfest, et c’est là que vinrent se loger le Malouin et sa suite.

Les voilà maintenant dans la ville qui se trouve à la limite des contrées habitables. Environ deux mille habitants y occupent des maisons de bois, une trentaine de catholiques, le reste des protestants. Les Norvégiens sont des hommes de belle race, surtout les marins et les pêcheurs, malheureusement enclins à l’ivrognerie. Quant aux Lapons, ils sont petits, – ce que l’on ne saurait reprocher à des Lapons, – mais très laids de figure, avec leur immense bouche, leur nez de Kalmouk, leur teint jaunâtre, leur chevelure ébouriffée comme une crinière, – très travailleurs et très industrieux, il faut le reconnaître.

Dès qu’ils eurent retenu leur chambre à Nord Polen Hotel, maître Antifer et ses compagnons, désireux de ne pas perdre une heure, allèrent à la recherche d’un bâtiment qui pût les transporter au Spitzberg. Ils se dirigèrent vers le port, alimenté par les eaux limpides d’une jolie rivière, contrebuté d’estacades sur lesquelles s’élèvent des maisons et des magasins, le tout empesté de l’odeur des sécheries voisines.

Hammerfest est par excellence la ville du poisson et de tous les produits qu’on peut tirer de la pêche. Les chiens en mangent, les bestiaux en mangent, les moutons et les chèvres en mangent, et les centaines de bateaux, qui vont travailler sur ces parages miraculeux, en rapportent encore plus qu’on en peut manger. Ville singulière, en somme, cette Hammerfest, pluvieuse s’il en fût, éclairée par les longs jours de l’été, assombrie par les longues nuits de l’hiver, qu’illumine fréquemment le faisceau des aurores boréales d’une inexprimable magnificence!

A l’entrée du port, maître Antifer et ses compagnons s’arrêtèrent au pied d’une colonne de granit, coiffée d’un chapiteau de bronze aux armes norvégiennes, et surmontée d’un globe terrestre. Cette colonne, érigée sous le règne d’Oscar 1er, est commémorative des travaux qui furent entrepris pour la mesure du méridien entre les bouches du Danube et Hammerfest. De ce point, nos voyageurs se dirigèrent vers les estacades au bas desquelles s’amarrent les bateaux de tout gréement et de tout tonnage, qui se livrent à la grande et la petite pêche sur les eaux de la mer polaire.

Mais, demandera-t-on, comment vont-ils se faire comprendre?… Est-ce que l’un d’eux sait le norvégien?… Non, mais Juhel savait l’anglais, et, grâce à cette langue cosmopolite, on a quelques chances d’être compris dans les pays scandinaves.

En effet, la journée ne s’était pas écoulée, que, moyennant un prix certainement excessif, – pourquoi y aurait-on regardé? – un bateau de pêche, le Kroon, jaugeant une centaine de tonneaux, commandé par le patron Olaf, monté par un équipage de onze hommes, était affrété pour le Spitzberg. Il devait y conduire ses passagers, il les y attendrait pendant leurs recherches, il chargerait les marchandises quelconques qu’il leur conviendrait d’embarquer, et il les ramènerait à Hammerfest.

Heureuse circonstance pour maître Antifer! Il lui sembla que les atouts revenaient à son jeu. En outre, Juhel s’étant enquis si un étranger avait été vu à Hammerfest quelques jours auparavant, si personne ne s’était embarqué pour le Spitzberg… on avait répondu négativement à ces deux questions. Donc, il ne paraissait pas que Saouk, – oh! ce misérable Omar! eût devancé les cohéritiers de Kamylk-Pacha, à moins qu’il ne se fût rendu à l’îlot numéro trois par une autre route… Mais y avait-il lieu de le supposer, puisque celle-ci est la plus directe?

Le reste de la journée se passa en promenades. Maître Antifer et le banquier Zambuco étaient persuadés, cette fois, qu’ils touchaient au but.

Lorsque chacun alla se coucher vers onze heures du soir, il faisait encore jour, et le crépuscule ne devait s’éteindre que pour se rallumer presque aussitôt aux irradiations de l’aube.

A huit heures du matin, le Kroon,aidé d’une bonne brise du sud-est, sortait du port sous ses voiles en pointe, et mettait le cap au nord.

Environ six cents milles à franchir, cela demanderait au plus cinq jours, si le beau temps favorisait cette dernière traversée. Il n’y avait pas à redouter la rencontre des glaces en dérive vers le sud, ni que les abords du Spitzberg fussent encombrés par les ice-fields en formation. La température se tenait à une moyenne normale, et les vents régnants rendaient improbable un brusque coup de gel. Le ciel, sillonné de nuages qui se résolvaient parfois en pluie, non en neige, ne présentait point un aspect inquiétant. Parfois, de belles éclaircies laissaient percer les rayons du soleil. Juhel pouvait donc espérer que le disque radieux serait visible, lorsque, le sextant à l’œil, il l’interrogerait pour fixer le gisement du troisième îlot.

Décidément, la bonne chance continuait, et rien n’autorisait à penser, après avoir conduit ses héritiers sur l’extrême limite de l’Europe, que Kamylk-Pacha aurait la fantaisie de les envoyer une quatrième fois à quelques milliers de lieux du Spitzberg.

Le Kroon avait toujours rapidement marché, le vent plein ses voiles. Le patron Olaf avouait n’avoir jamais fait de navigation plus heureuse. Aussi, dès quatre heures du matin, le 26 juillet, des hauteurs furent-elles signalées vers le nord, à l’horizon d’une mer libre de toutes glaces.

Ce étaient les premières avancées du Spitzberg, et Olaf les connaissait bien pour avoir souvent pêché dans ces parages.

Un coin du globe assez peu visité, il y a quelque vingt ans, ce Spitzberg, mais qui tend peu à peu à compter dans le domaine du tourisme. Le temps n’est pas éloigné, sans doute, où l’on délivrera des billets d’aller et retour pour cette possession norvégienne, comme on en délivre actuellement pour le cap Nord, – en attendant qu’on aille au pôle du même nom.

Ce que l’on savait alors, c’est que le Spitzberg est un archipel qui se prolonge jusqu’au quatre-vingtième parallèle. Il est composé de trois îles: le Spitzberg proprement dit, l’île du Sud-Est, l’île du Nord-Est. Appartient-il à l’Europe ou à l’Amérique? Question d’un intérêt purement scientifique, et qu’il ne nous est pas permis de résoudre. Ce qu’il faut tenir pour certain, c’est que ce sont plus particulièrement les Anglais, les Danois, les Russes, dont les navires se livrent à la pêche de la baleine et à la chasse aux phoques. En somme, peu importait aux héritiers de Kamylk-Pacha que cet archipel fût d’une nationalité ou d’une autre, du moment qu’il allait leur livrer les millions bien dus à leur courage et à leur ténacité.

Spitzberg, ce mot indique des îles hérissées de roches pointues, escarpées, difficiles d’accès. Si ce fut l’Anglais Willouhby qui le découvrit en 1553, ce furent les Hollandais Barentz et Cornélius qui le baptisèrent de ce nom. Non seulement cet archipel comprend trois îles principales, mais ces îles sont entourées d’îlots nombreux.

Après avoir pointé sur la carte la longitude 15° 11’ est et la latitude 77° 19’ nord du gisement indiqué, Juhel donna l’ordre au patron Olaf de rallier l’île du Sud-Est, la plus méridionale de l’archipel.

Le Kroon marcha rapidement sous une bonne brise, qui lui permit de porter plein. Les quatre à cinq milles qui l’en séparaient furent franchis en moins d’une heure.

Le Kroon mouilla à deux encablures d’un îlot, que dominait un haut promontoire abrupt, dressé à l’extrémité de l’île.

Il était alors midi et quart. Maître Antifer, Zambuco, Ben-Omar, Gildas Trégomain, Juhel embarquèrent dans la chaloupe du Kroon et se dirigèrent vers l’îlot.

Immense vol de mouettes, de guillemots et autres oiseaux polaires, qui s’enfuirent en jetant des cris assourdissants. Rapide débandade d’une troupe de phoques, lesquels se hâtèrent de céder la place à ces intrus, non sans protester par des vagissements lamentables.

Allons, le trésor était soigneusement gardé!

A peine sur l’îlot choisi par Kamylk-Pacha, faute de canon et de pavillon, maître Antifer par un vigoureux coup de pied, prit possession de ce sol millionarisé.

Quelle invraisemblable chance après tant de déboires! On n’avait pas même eu à choisir au milieu de cet amas de roches! Du premier coup les chercheurs avaient débarqué sur ce point du globe où le riche Égyptien avait enfoui ses richesses!

 

 

 

 

 

-Jules verne 1894